14 Juillet 2080

Mon premier 14 juillet depuis mon réveil.

Assez bizarrement je me rappelle que le 14 juillet était un jour de défilé militaire. Une de ces grand-messes de mon enfance, les écoles militaires, les parades de troupes et de blindés, le passage d’avions de chasse au-dessus de l’avenue des champs Elysées, l’invitation de chefs de gouvernements ou de pays qui font inlassablement polémiques pour les commentateurs de tout bords. La Garden-party de l’Elysée et la mise en scène d’une interview à la gloire de la présidence d’une république à la solde des marchands, des banquiers et d’un système qui a conduit le monde entier au bord d’une falaise meurtrière.

Tout cela n’existe plus.

Le 14 juillet est un jour presque comme les autres. Une rémanence d’un ancien régime dont la révolution a échoué, dévoyée par l’argent, dévoyée par le pouvoir, dévoyée par les ficelles d’un système tout entier tourné vers la croissance et l’utilisation incontrôlée de ressources naturelles, minérales ou vivantes. Un système tout entier sans morale, voué à la destruction de la capacité de la Terre à soutenir et faire vivre la VIE, sous toutes ses formes, aquatiques, arables, lacustres, prairiales, forestières, fluviales.

Le 14 juillet aujourd’hui est juste un symbole d’une révolution qui a échoué lamentablement. Echouage inéluctable car incapable de prendre la Terre en considération, la relation de l’Homme à la Vie n’était pas une préoccupation du 18ème siècle. Et personne ne peut blâmer ces ancêtres qui ont remué un peu les cartes du système de pouvoir. En 1789 on ne savait pas. Mais ce qui est profondément criminel, avec le recul, c’est de voir que cette préoccupation n’était toujours pas au cœur des systèmes politiques de la fin du 20ème et début du 21ème siècle, car là, on savait. On savait que la croissance de l’utilisation des ressources n’était pas soutenable dans un monde fini. On savait que la pollution humaine toucherait, tôt ou tard, tous les écosystèmes, et on savait aussi notre ignorance crasse de ces écosystèmes que nous détruisions avant même de les avoir étudiés et compris.

Aujourd’hui 14 Juillet 2080, encore ignorant de la plupart de cette histoire récente que je n’ai vécue dans le comas qu’en la traversant sans conscience, je découvre à quel point le monde a changé, a pivoté sur les valeurs essentielles qui font la culture d’un pays, d’une nation et d’une Humanité.

Les enfants du hameau ne savent que peu de choses sur le 14 juillet 1789. Je les ai interrogés. Ils m’ont parlé. Nous avons passé deux heures sur un rocher au bord de la rivière. Ils m’ont partagé ce qu’ils savaient de la Révolution française.

Il y avait un roi qui ne s’occupait pas assez de son peuple, qui était plus un défenseur d’un système despotique qu’à l’écoute des revendications légitimes de sa population. Il y avait des privilèges de naissance qui n’étaient plus acceptables, ni pour les classes bourgeoises ni pour un peuple sous le joug. Le roi et les nobles ont été renversés par une révolution décidée par une classe bourgeoise et menée à la fourche par des masses affamées. Ils ont renversé les tenants du pouvoir, guillotinés par centaines et milliers. Ensuite la France a tâtonné pendant quelques décennies, entre guerres impériales et retour à des formes nostalgiques des monarchies, jusqu’à retrouver une certaine stabilité, appelée république. République assise sur la promesse d’une croissance et amélioration matérielle pour les peuples, assurée par la découverte et la généralisation de l’utilisation de la puissance permise par la mise à profit de l’énergie fossile disponible sous forme de charbon dans un premier temps puis de pétrole et gaz dans un second temps. Voila ce que les enfants du hameau connaissent de la Révolution française de 1789, un simple moment dans l’histoire, un passage, un échec de démocratie, qui a remplacé un tout puissant de droit divin par un tout puissant monétaire. Simple changement de despote. Rien de plus et surtout rien de mieux.

En discutant avec eux, en les laissant parlé, j’ai pris conscience de la justesse de leurs propos, dans la finesse de leur connaissance essentielle, de la profondeur de leur analyse. A aucun moment, ni en 1789 ni dans les 220 ans qui ont suivi, les citoyens n’ont réellement été acteurs de leur destin individuellement ou collectivement. Tout au plus, de temps en temps, les adultes étaient appelés aux urnes pour choisir entre un défenseur du système ou un autre, sans jamais remettre en cause le système lui-même.

J’ai aujourd’hui près de 80 ans. Je suis plus ignorant que n’importe quel enfant du hameau et surtout beaucoup moins lucide et humain.

J’ai tellement à apprendre. J’ai une chance incroyable de vivre encore, de vivre aujourd’hui, de me confronter à mon propre futur que je n’aurai jamais dû connaitre, alors que je n’ai pas subi la transition et la transformation incroyable d’un monde voué à la destruction de son univers vers un système, citoyen et universel, tout entier tourné vers la préservation de la Terre.

Je découvre chaque jour la transformation que tout le monde nomme la Rè-Evolution de la Terre…et j’ai tellement à apprendre.

Cet après-midi il n’y avait pas d’électricité pour une utilisation domestique au hameau. Toute la puissance des turbines était utilisée pour le battage des blés récoltés il y a quelques jours. D’après le responsable des réserves cette année nous avons un surplus en large quantité. C’est une très bonne nouvelle. Nous pourrons accueillir pas mal de pupilles et beaucoup de nomades pour toutes les améliorations à réaliser durant les périodes plus creuses. Les enfants sont ravis. Jeanne qui n’a que 9 ans rêve d’apprendre les langues africaines et m’a même demandé de faire campagne auprès de ses parents pour que nous accueillions un fabricant de tambours. Elle rêve de devenir musicienne et de faire danser tout le monde en transe lors des soirées autour du four banal. Cette petit fille, pétillante comme jamais je ne l’ai été à son âge, ni après, autant que je m’en souvienne ( ce qui n’est pas une garantie universelle) m’a fait promettre d’en parler au conseil de village. Je le ferai. Ce serait bien de voir venir un artisan nomade et d’apprendre de ses mains.

Je le ferai, demain soir, au conseil des moissons.

En attendant, j’ai aussi promis à Gary, un jeune pupille de 19 ans, qui est avec nous depuis 3 semaines et qui est déjà, à seulement 19 ans, un vrai spécialiste de la reproduction contrôlée des vers de terre anéciques, de l’aider dès demain à trier, sécher, broyer et stocker le son des blés battus qui servira de nourriture essentielle pour la croissance des millions de vers de terre qu’il nous aide à cultiver et multiplier.

Il était ravi de la qualité de la récolte, avec un sourire radieux toute l’après-midi.

A la fin de la journée je l’ai vu seul assis, au bout du petit mur de pierres sèches qui sépare le jardin du moulin de champs de fruitiers. Il était là, assis, le dos courbé, seul. Je suis allé le voir, il était en larmes. Je n’ai rien dit. Je me suis assis à coté de lui. Il était heureux et nostalgique. Il y a trois ans quand il a quitté le Dakota, il n’y avait pas eu de récolte, une chaleur trop conséquente en janvier, des pluies diluviennes de mars à juin, la pourriture fongique, pas de récolte, pas de son de blé, pas de quoi nourrir sa famille ni ses voisins. Il a du quitter son pays. Devenir nomade. Trouver tous les 6 mois un village, une famille, une communauté qui l’accueille. Il est heureux aujourd’hui. Mais il pleure devant tant cette récolte qui lui a fait tellement défaut il y a 3 ans. Et ses parents lui manquent.

Dès demain, moi aussi je vais apprendre à connaitre, nourrir, prendre soin et aider des vers de terre à se reproduire. Je vais surtout apprendre à connaitre Gary. Je suis carrément impatient. 

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