12 février 2084

Vous vous demandez peut-être pourquoi j’ai commencé à vous écrire le 10 Février 2084 et pas avant, ou après ? Pourquoi cette date et pas une autre ? Pourquoi avoir attendu presque quatre ans pour vous écrire ?

Pour vous, cela n’a finalement pas une grande importance m’a-t-on dit.

Mais pour moi cela a été une obsession depuis presque 12 mois. A quelques jours près, cela fait un an maintenant je sais qu’il me fallait commencer à communiquer avec vous le 10 février 2084.

Alors oui ! Je me la suis posée aussi mille fois cette question. « Pourquoi le 10 février ? Pourquoi dans un an…et pas deux ou trois, ou seulement deux jours ?».

Pourquoi cela doit il être le 10 février 2084 ?

Depuis un an j’ai essayé de comprendre sans trouver autre chose que la conviction profonde que cela revêt une certaine importance…laquelle ? Pas totalement un mystère, ni un secret, mais un choix arbitraire c’est certain.

Quand je pose la question du pourquoi personne ne me répond directement, cela semble juste important. Personne n’a de réponse fuyante ou malaisante. Je ne sens pas un complot, un secret non partageable, juste une réponse qui ne me satisfait pas. Personne ne semble vraiment savoir pourquoi, vraiment, vraiment pourquoi . Comme si cela était une évidence sans fondement.

Je me la suis posée milles fois cette question et la seule réponse que l’on a pu me fournir, de façon partagée et constante : « c’est une question d’archives », « le 10 février c’est le point de départ ».

Le 10 février semble être un vrai point de départ.

Important.

C’est, semble-t-il, un jour reconnu, qui fait consensus parmi les historiens et les chercheurs, comme le jour du début de la période récente appelée « Re-évolution ».

En tout cas, ce 10 février c’est un symbole, comme une date en deçà de laquelle, les archives historiques ne semblent pas complètement ou directement liées à cette période de notre histoire récente que l’on nomme la « Re-évolution »

« Re-évolution » comme vous appeliez la « Régence », le « Troisième empire », les « Trente glorieuses », la « Guerre Froide », et que vous appelez et vivez ce que vous nommez la « Période Néolibérale ».

Pour cette dernière le nom est encore incertain mais vous l’appelez encore ainsi « la période néolibérale ». 

Les conséquences déjà visibles du changement climatique, les atteintes de l’homme à la planète que vous commencez à constater risquent de vous faire changer cette « période néolibérale » en un qualificatif qui la rend moins innocente. Mais ça ce n’est pas à moi de vous le dire.

Quant au « 10 février », c’est comme le « 18 brumaire », le « 8 mai », le « 11 novembre », toutes ces dates choisies à cause d’un incident ou d’un événement particulier qui sert arbitrairement de point de départ. Arbitrairement ne veut pas dire sans importance, c’est juste un symbole. Il n’y aurait rien eu de signé le « 11 novembre » si la veille n’avait pas eu lieu, ni même les semaines et mois qui les ont précédés. Mais le camp du vainqueur a toujours fait le choix d’une date, un événement, marquant, facile à graver, pour célébrer ses gloires et sa victoire. *

Cette date de vainqueur qui vient glorifier les abas humains laissés dans les champs et les tranchées pour permettre d’assécher des sillons de larmes de deuil sous la liesse de plaisirs à créer. Les vaincus finissent toujours, eux aussi, par trouver leur date, leur point de départ, pour oublier la défaite, ne plus subir l’humiliation, pleurer leurs morts, maudire leurs traitres, trouver un moyen d’unir, de construire et financer leur revanche. C’est ainsi, l’histoire que l’on raconte aime affubler des tronçon d’années avec des qualificatifs et dates fixes et mémorables. C’est juste une pure convention. Je m’en satisfais très bien.

Alors pourquoi le 10 février ? Juste parce que les historiens en ont décidé ainsi, une date symbolique pour le démarrage de la « Re-évolution ».

Je n’ai rien contre les symboles. Cela ne me dérange finalement pas qu’ils m’aient demandé de commencer un 10 février, ni même, ce 10 février là. Et finalement m’avoir imposé cette date, c’était une manière douce et intelligente de me préparer à devoir vous écrire. Quotidiennement, ou quasi quotidiennement. Je vais essayer. Le plus possible.

J’ai matière pour vous parler de tant de choses et en même temps trop, beaucoup trop de matière. Maintenant, comment faire le tri ?

Je débute à peine. Je dois vous paraitre complètement gauche, probablement inintéressant. Et d’ailleurs est-ce que vous écrire et vous partager mes états d’âmes a un sens quelconque ici ? Je n’en ai aucune idée ! Je n’ai reçu aucune consigne.

On m’a juste dit… « Ecris, communique, avec des inconnus dont la vie est en 2024. Tu n’as aucune contrainte ni aucune instruction. » Alors voilà !

Vous lisez juste ce qui me passe par la tête, ce qui m’interpelle. Je peux piocher dans les textes d’archives disponibles, dans mes propres archives constituées de film et interviews données, ou écoutées, depuis quatre ans, de mes notes, de mes enregistrements audios.

J’ai finalement quatre ans de mes propres archives et souvenirs et quelques données historiques publiques, de celles que l’on trouve aisément aujourd’hui. Celles qui restent du moins. Vous avez tant produit d’information inutile, tant de données inutiles. La plupart a disparu. Malheureusement dans la débâcle une grande partie d’information utile a disparu aussi. Mais il y a aussi la mémoire personnelle de tous les citoyens qui utilisent TheShell, qui partagent, qui essaient, qui travaillent ensemble.

Cela fait presque 4 ans que je suis réveillé et j’ai passé ces 4 années à vivre dans un monde qui m’est inconnu et neuf, étrange et intéressant, dans un monde de gens, multiples, de personnes du monde entier, tout cela dans un monde de techniques, de concepts, de vertiges que je découvre jour après jour. C’est difficile de renaître 80 ans après sa naissance…avec près de 60 ans de gestation comateuse.

Un monde nouveau, exploré par un nouveau-né de près de 84 ans, avec le cerveau d’un adulte, la mémoire d’un éléphant à trous, quelques expériences vécue qui sont le rêve d’historiens, et les lacunes d’une isolation cognitive de plus d’un demi siècle. Plus de 50 ans de rien. Ni souvenir ni émotion, ni sensation, ni connaissance. J’ai, à mon compteur, seulement 4 ans de vie entière, et à peine plus d’une vingtaine d’années de souvenirs à trous, brumeux parfois, absents souvent. Et surtout plus de 50 ans de vide. D’un vide absolu alors que le monde changeait à une vitesse à peine imaginable en matière d’évolution de civilisations. 

Je suis mort avant l’orage dans un monde sans lien, je renais dans un monde plein d’orages et de millions de liens.

Je vis dans un monde étrange et fascinant. Le vôtre… dans 60 ans. 

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