13 Février 2084

Transcript Audio du 17 avril 2080

<N>John-<T>-Mem-Audio-20800417<D>20800417<C>Enregistrement Quotidien

Je ne sais pas ce que l’on attend de moi. Je me suis réveillé hier. Peu de temps, trop fatigué et très vite rendormi. Je me suis à nouveau réveillé ce matin. Après 14 heures de sommeil profond.

J’ai rêvé, beaucoup rêvé, sans que le souvenir de ces rêves ne s’incruste et me permette de les décrire précisément. Très réels mais trop fugaces, vaporeux.

On m’a demandé de raconter tous les soirs ce que j’avais envie de la journée ou de sujet qui me passe par la tête.

Ce matin on m’a demandé d’enregistrer les sensations dont je me souviens lors de mon réveil hier. Je l’ai fait.

J’ai passé la journée avec Angèle. Une journée spéciale et déroutante.

Ce matin je me suis réveillé dans ma chambre. Par la fenêtre j’ai pu regarder mon jardin, cet univers si familier et en même temps différent. J’ai reconnu mon vieux peuplier dans le bas du jardin, dans la petite pente qui part du vieux moulin vers la rivière. Ce vieil arbre foudroyé, dont la tête mutilée semble figée, et couvert de rejets verts presque craquants. On est au printemps.

J’ai retrouvé mon jardin, familier mais changé. Des arbres que je ne connais ont poussé là, à droite et à gauche de la maison. Une haie fleurie entourre la grande grange qui descend vers le moulin. C’était une ruine dans mon souvenir, aujourd’hui il est entier, tout en pierres, avec un toit d’ardoises. Le bief, re-creusé, et plein d’eau, rentre dans son cœur et l’alimente. Des fleurs et des pousses vertes partout éclairent mon jardin. Tout est si différent, reconnaissable mais différent.

Nous sommes sortis aussi. Nous avons beaucoup marché. Autour de la maison, au bord de la rivière. Nous nous sommes baignés. Nous avons beaucoup parlé. J’avais des milliers de questions, sur le lieu, sur moi.

Je me suis réveillé le 16 avril 2080 alors que je n’ai même pas le souvenir de m’être endormi.

Angèle s’est présentée comme mon assistante, mon accompagnatrice. C’est elle qui m’a annoncé mon réveil. Je n’y croyais pas, je me suis cru endormi et encore dans mes rêves. Comment est-ce possible ? Je me suis endormi il y a si longtemps. Plus de 50 ans. 50 ans dans un coma profond, maintenu en vie par la science et la patience de ces personnes, ces gens, ces inconnus, qui m’ont surveillé et ont pris soin de moi pendant un demi siècle.

Nous avons beaucoup parlé. J’avais et j’ai toujours des milliers de questions. Mes souvenirs sont flous, très flous. Angèle ne m’a pas tout dit. Je ne sais pas quand exactement je suis tombé dans le coma, ni pourquoi. Je ne sais pas non plus pourquoi je me réveille en 2080 et non pas en 2030, 2040 ou 2050. Pourquoi aujourd’hui ?

Nous avons passé ce matin beaucoup de temps au bord de l’eau. Le son, la musique de ma rivière de montagne m’est tellement familier et reposant, rassurant. Les arbres des rives, les milliers d’insectes qui volent au-dessus de ses eaux chantantes. Nous avons passé un très long moment au bord de la rivière. Nous avons parlé de moi et ma mémoire, du cerveau et de la reconstruction de la mémoire aussi.

Il parait que la science a fait beaucoup de progrès sur ce sujet. On comprend mieux comment le cerveau humain compresse, stocke et ravive les souvenirs. Comme une formidable machine à produire des images à partir de rien. Il parait que les mathématiques ont beaucoup aidé à l’avancée des neurosciences. On comprend mieux comment fonctionne le cerveau. Une véritable machine à compresser l’information avec une perte minime ou pas de perte du tout.

Il semblerait, explication la plus plausible, que tout information, tout souvenir est stocké temporairement comme une mémoire vive et facilement accessible dans un premier temps. Puis, par un phénomène lié à la minimisation de l’énergie utilisable, une association est faite avec quelques éléments du souvenir, comme une clé de chiffrement naturelle, qui sert d’opérateur à une fonction complexe et itérative permettant au cortex de compresser l’information jusqu’à une unité stockable la plus petite possible. Cette clé semble toujours être l’éléments le plus invariant de la réalité, un arbre, un lieu, un panorama, une odeur, une situation, une sensation.

Tout au long de la journée, ici le peuplier, la rivière, quelques odeurs m’ont permis de remettre à la surface quelques bribes de mon passé ancien. Ce passé d’avant. Avant de tomber dans ce coma d’un demi-siècle. Mais en même temps j’ai tellement de lacunes. Un tourbillon de vide, de rien. Je me rappelle si peu. C’est un vertige frustrant et sadique, je sens que je devrais me rappeler, me souvenir, mais quoi ? Une présence intouchable, un spectre de pensée. C’est normal ! C’est tout à fait normal, m’a-t-on dit.

Je suis né en 2000, re-né en 2080. J’ai tout à découvrir, à apprendre, à réapprendre. Et j’ai pris conscience que le monde que je connaissais, que j’ai vécu, que j’ai aimé, n’est plus. Il n’est juste plus. Et je n’en ai qu’un souvenir lointain, percé, incomplet. Je suis incapable de me souvenir du visage des mes parents, de mes frères et sœurs aussi. Je ne sais même pas avec certitude si j’avais des frères, des sœurs. Comment peut-on même oublier ça ?

Ce n’est pas grave m’a ton dit. C’est normal. La mémoire, même incomplète, va revenir peu à peu. C’est pourquoi nous avons passé beaucoup de temps au bord de la rivière, dans le jardin et cet après midi en forêt. Il faut me remettre dans une situation connue, pour aller à la découverte de ces clés qui forment ma mémoire, le bruit de la rivière, la vue du vieux peuplier, les odeurs de la forêt. Elle a changé la forêt, beaucoup changé. Dans mon souvenir la colline en face de la fenêtre de ma chambre était couverte de châtaigniers et de pins douglas. Aujourd’hui il n’en reste presque plus. Je n’ai pas reconnu les odeurs non plus. Nous avons marché au milieu des eucalyptus et des chênes verts, des cystes et des euphorbes. Il reste quelques grands châtaigniers, quelques pins mais le douglas a été remplacé par le pin sylvestre, quelques pins parasols aussi, et d’autres essences que je ne connais pas et dont j’ai oublié de retenir le nom.

Fatigué, très fatigué, nous avons arrêté notre tour et ma première journée de découverte assez tôt. Demain nous allons marcher jusqu’au hameau. J’ai hâte. J’ai tellement de chose à connaitre et de questions qui sont sans réponse. Je suis très fatigué aussi.

J’enregistrerai plus de choses demain. Pour l’instant j’ai juste envie de dormir.

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